« Incertitude », c’est le mot le plus repris par les managers des industries de la mode interviewés lors du dernier rapport BOF 2024 « State of Fashion ». Les crises climatiques et géopolitiques, ainsi que la volatilité de la consommation poussent les acteurs de la filière à la prudence.
Dans ce contexte, en quoi le modèle de la pré-commande peut-il devenir un atout indispensable de la réussite et à quel prix ?
La pré-commande est simple à mettre en place
C’est souvent la rampe de lancement privilégié par les jeunes marques.
Dans un environnement incertain, elle permet de minimiser les risques financiers en ne produisant que ce qui a été vendu. Les ventes financent la production comme pour le Wholesale.
Ce système permet d’exploiter au maximum le potentiel économique d’un produit sans être limité par des stocks achetés 6 mois à l’avance.
Faire des prévisions de vente exactes, avec une bonne répartition des quantités à la taille, même accompagné d’une IA et d’algorithmes puissants, est presque une mission impossible.
A l’argument économique s’ajoute la dimension écologique : le stock résiduel est pratiquement réduit à zéro, seuls 3 à 5% d’articles sont commandés en plus pour garantir l’échange de tailles. Pas de gaspillage avec la précommande ! Et moins de risques liés à l’ouverture d’une large gamme de tailles.
La pré-commande permet aussi de tester un produit, une innovation. En proposant un prix avantageux avant la sortie officielle il est possible d’analyser les réactions et commentaires des consommateurs pour améliorer le produit.
Inverser la veille logique de Créer – Fabriquer – Vendre – Déstocker.
Pour réussir la pré-commande il est indispensable d’avoir une maîtrise opérationnelle de haut niveau. Les challenges sont multiples pour éviter tout retard de fabrication. Il faudra piloter la complexité logistique, assurer la proximité entre fabricants matières et confectionneurs. Pour anticiper et planifier, entretenir des relations étroites avec les fabricants est primordial.
L’approvisionnement flexible de la matière est crucial . Certains font le choix de capitaliser sur une matière récurrente, comme le fil mohair et soie de Katia Sanchez. D’autres préfèrent commander la matière en avance pour réduire les délais. Ceci entraine alors un investissement financier et une prise de risque.
Redoubler d’efforts sur la communication
Le défi est de faire patienter la clientèle (2 mois en moyenne) et la rassurer. Par exemple en partageant en direct et avec pédagogie les étapes de fabrication et de livraison. Une communication bien exécutée renforcera l’engagement de la communauté à la marque. Elle répondra aux attentes de transparence sur le produit. Si celui-ci est livré à temps et tient toutes ses promesses, alors ce lien créé et ce sentiment d’appartenance à la marque se transformeront en puissants leviers de fidélisation.
Cette proximité entraine plus d’exigences pour la marque. L’expérience client devient primordiale pour convaincre, puis éviter la déception et les retours massifs. Il faut être en mesure de donner des informations claires et sans ambiguïté sur le produit et les politiques de retours et de remboursement. Pour éclairer sur le fitting des produits certains les présentent dans différentes tailles, photos à l’appui. D’autres comme Patine proposent l’essayage avant commande. Enfin, il vaut mieux avoir un service client réactif et disponible pendant les campagnes de lancement.
Pratiquer la pré-commande à grande échelle
Si le système est tellement vertueux, pourquoi n’y a-t-il pas plus d’entreprises de mode comme Asphalte acteur incontournable de la pré-commande en France ?
Dans une interview récente William Hauvette, le créateur d’Asphalte, explique chercher des relais de croissance. Introduire une gamme des produits permanents en stock est une des options envisagées. La marque propose ainsi des pièces en disponibilité immédiate, Les Éternels qui représentent aujourd’hui 30% du CA total.
Le modèle idéal est sans doute hybride
La pré-commande remet en question le principe fondamental de collection. L’offre est composée de produits éphémères ayant chacun une identité forte. Chaque lancement de produit est aussi important que le lancement d’une mini collection.
Pour les DNVB nées avec le modèle de pré-commande, ajouter des produits disponibles sur stock, permet d’étoffer l’offre et de développer les ventes, en gardant une bonne synergie entre ces deux propositions de produits. Elles peuvent ainsi plus facilement ouvrir un pop-up ou une boutique. Mais ce modèle reste limité pour les entreprises qui souhaitent passer à une plus grande échelle.
Pour les marques établies la pré-commande leur permet d’explorer une alternative à un modèle classique à bout de souffle. Pour y parvenir, il faudra transformer une organisation bien rodée autour du processus classique pour la rendre plus agile et inverser le cycle. La vitesse et la qualité d’exécution sont primordiales pour la pré-commande.
L’option la plus simple serait de faire cohabiter deux workflows et rythmes distincts : pré-commande et collection classique, qu’il faudra coordonner dans tous les métiers du produit, du marketing et de la supply chain.
La pré-commande n’a pas encore transformé les modèles classiques, mais elle peut être une excellente opportunité pour faire évoluer les modèles traditionnels d’organisation.
Volatilité de la demande, perturbation des chaînes d’approvisionnement, augmentation des prix, réduction des volumes d’achat, les challenges sont nombreux pour les acteurs de la chaîne produit. Tous recherchent le modèle idéal, à la fois flexible, rapide, responsable et orienté client.
La moitié des directeurs achats de 38 entreprises de mode européennes et américaines déclarent avoir entrepris des projets de transformation importants de l’organisation de leur supply chain en 2021 (Etude McKinsey de novembre 2021 sur le sourcing des entreprises de mode). Et cela ne concerne pas que le sourcing à proprement parler, mais bien toute la chaîne de développement et d’approvisionnement du produit, de la création à la production, en passant par le développement et le marketing.
Repenser l’organisation pour compenser la dégradation des marges
La pression sur les prix va se poursuivre en 2022, les évènements en Ukraine vont sans doute aggraver la situation.
Les marques, de plus en plus nombreuses à intégrer des matières durables et responsables dans leurs collections, flexibilisent progressivement leur sourcing en relocalisant des productions en Europe et en France. Tout ceci a un coût évident.
Il n’est pas acceptable aujourd’hui de répercuter la totalité des augmentations des prix d’achat sur le prix de vente consommateur. Quelles sont alors les solutions pour éviter une dégradation des marges ?
La première étape consiste à gérer plus finement les stocks et la démarque, en augmentant par exemple la part des ventes de produits non démarqués.
Mais cela n’est pas suffisant, il est nécessaire de repenser l’organisation tout au long de la chaîne produit afin de la rendre plus flexible et réactive. L’objectif principal est d’éviter les pertes de temps et les retards au planning, les rendez-manqués avec le produit « idéal », les produits développés et abandonnés, en un mot, améliorer l’efficacité de l’organisation.
Préciser les rôles et responsabilité de chacun
Les équipes produit travaillent encore beaucoup trop en silo, chacune dans sa spécialité, sans tenir compte des contraintes et des limites des autres intervenants sur le produit. Par exemple un produit mis au point au Studio, envoyé au fournisseur pour une cotation sera abandonné car trop cher. Le temps manque pour proposer une alternative ou une conception différente pour réduire la consommation de matière. Une consultation anticipée du fournisseur aurait permis d’éviter cet écueil et d’aller jusqu’au bout de l’idée créative à un coût acceptable pour la marque.
Je constate bien souvent, que cela se combine avec une vision floue de la responsabilité des uns et des autres et quand un problème se présente, personne n’intervient (ou trop tard), pensant que cela relève de la responsabilité du voisin.
Tout l’enjeu est de clarifier les rôles et responsabilités de chacun pour fluidifier les processus, intégrer des espaces collaboratifs dès la création du produit et tout au long de son développement, avec toutes les parties, y compris les fournisseurs. L’objectif étant de trouver la meilleure solution créative, qui réponde aux attentes du client final à un prix et un délai acceptable.
Respect et efficacité des plannings
La recherche de flexibilité entraine une complexité plus grande dans le management de la chaîne produit : analyses de la demande et des datas plus poussées et inputs vers la création, validation d’échantillons à distance, mutualisation des matières, pre-booking, mais aussi hybridation des modes de sourcing, fractionnement des commandes, réassorts en cours de saison…la liste est longue.
Tout cela nécessite de mettre en place une forte discipline de gestion de planning en interne et avec les fournisseurs, de définir des calendriers plus détaillés et de travailler sur les chemins critiques afin de réduire les lead times.
La digitalisation de la chaîne produit côté marques, mais aussi côté fournisseurs, va permettre progressivement de maîtriser la complexité de toutes ces données.
Sortir d’une logique de marge d’entrée.
Enfin, les marques continuent à porter plus de crédit au prix d’achat et la marge d’entrée par produit qu’à la marge nette globale.
Cela veut dire que les politiques visant apporter flexibilité et rapidité en relocalisant la production ou en fractionnant les commandes se heurtent inévitablement à l’accroissement des coûts. Tout cela empêche de mettre en place sereinement une organisation pilotée par la demande.
Les stratégies de sourcing doivent intégrer dans leur mix l’ensemble des coûts liés à l’achat d’un produit comme la part de vente hors démarque et le coût du stock résiduel. La solution de production à la demande Tekyn ou le démonstrateur On Demand for Good du CETI, proposent chacun une méthode de calcul pour simuler le gain de marge final, car c’est bien d’un gain dont on parle ici !
Cela peut aussi passer par le mode de calcul de la prime sur objectifs des acheteurs et chefs de produit qui pourra prendre en compte la marge finale, le stock résiduel et la rotation de stock, comme ce que nous pratiquions chez 1.2.3 il y a plus de 20 ans !
Les freins au changement sont nombreux et l’impulsion ne peut que venir de la direction générale de l’entreprise pour accompagner les équipes dans ces changements.
L’industrie de la mode a mis du temps avant de se préoccuper des « backstages de la mode ». Les investissements se sont concentrés sur la création, le produit, l’image et la communication. Cette crise et les profonds bouleversements de marché nous montrent qu’il est temps de se préoccuper de la chaîne de développement des produits et de l’organisation de tous les métiers qui y sont rattachés (création, développement, marketing-merchandising, achat, sourcing, qualité et production) en créant des espaces collaboratifs de décision, en partageant une vision de la marge globale et pilotant plus finement les plannings.
Pour beaucoup d’entreprises de la mode, la crise du Covid touche trois collections : la collection Printemps-Eté 2020 tout juste mise en vente, la collection Automne-Hiver 2020 partiellement livrée, la collection Printemps-Été 2021 en cours d’élaboration… Face à tant d’incertitudes sur l’évolution de la demande, le niveau des stocks ainsi que les tensions de trésorerie, il semble que pour le secteur, il ne soit plus possible de « faire comme avant », autrement dit, de développer les prochaines collections à partir d’une page blanche sans cesse renouvelée.
AMI : le choix d’une mode réaliste pour redémarrer sereinement
Le créateur de la marque AMI, Alexandre Mattiussi, confiait au journal Le Monde ne pas être inquiet quant à la reprise suite à la crise du coronavirus, et ce, malgré les vulnérabilités évidentes sur le plan économique qui sont à prévoir. En effet, celui qui fêtait il y a peu les 9 ans de sa marque opère depuis le début avec la même exigence : celle d’une démarche sincère vis-à-vis de son client final. Ainsi, tous ses produits sont étudiés pour être confortables et élégants, faciles à porter, à un prix accessible (positionné entre le mass market et le luxe).
La collection s’articule autour de produits basiques, presque intemporels, actualisés subtilement par un détail, une couleur, une matière ou une proportion. Les tissus fantaisie sont rares, seulement quelques rayures, carreaux ou imprimés graphiques. De ce fait, la production est facilitée et plus simple à assurer que pour des produits plus complexes. Elle est réalisée principalement au Portugal et en Europe de l’Est et semble peu menacée par la crise actuelle. La seule modification pour les prochaines collections sera la fusion entre la pré-collection et la collection Printemps-Été 2021. Une décision de bon sens dans le contexte actuel et qui va permettre de rationaliser les efforts des équipes de création et de développement.
Cet exemple nous montre que, dans le contexte actuel, l’entreprise a su rester agile. Le choix de rationaliser le développement produit permet en effet de ne pas s’éparpiller en termes de création et de conserver la même ligne donnant une grille d’évaluation simple et exigeante au produit : simplicité, accessibilité, confort et modernité. De ce fait, AMI a su construire avec sa clientèle un vrai rapport de confiance au cours de ces 9 années. Des faits qui peuvent nous laisser supposer qu’il y aura peu d’incertitude sur les changements de comportement du consommateur à la reprise, car, même si la prochaine collection apportera de la nouveauté, elle restera toujours accessible et fidèle à ses valeurs.
Aussi, à la suite d’échanges auprès d’autres marques du secteur, nous retrouvons cette ligne commune.
Jonak, par exemple, mise sur la prudence et le recentrage vers des produits raisonnables et essentiels pour les prochaines saisons.
Maison Standards qui développe des produits classiques et indémodable, au prix juste, espère une prise de conscience générale pour que les offres des marques évoluent dans le même sens : des prix justes et des produits de qualité.
Icicle, marque de luxe confortable, décontractée et chic, mise quant à elle sur son laboratoire de R&D pour mettre au point des matières éco-conçues, naturelles et durables.
Enfin Dualist, la jeune marque de parkas haut de gamme réversible et légère, a fait le choix de développer un seul produit décliné en plusieurs variantes : un vrai pari !
Ces projets nous montrent que nous assistons en ce moment à une vraie tendance de simplification des collections basées sur des standards de mode. L’essentiel est dans la qualité, la justesse des lignes et le confort. C’est en quelque sorte, le contre-courant de la mode !
Identifier les produits intemporels et leur poids dans la collection.
Aussi, il est indispensable aujourd’hui de bien définir dans une collection ce qu’on appelle les intemporels, les basiques, les essentiels, les permanents, les « timeless ». Autant de termes pour définir ces produits qui constituent l’ADN de la marque et dont le volume varie d’une marque à l’autre. Il faut donc, comme l’a fait AMI, construire sa propre grille de lecture et y rester fidèle.
Les intemporels ont de nombreux avantages… Ils peuvent s’affranchir de la saisonnalité et donc, pour certains, être déplacés dans les prochaines collections, sans être soumis aux démarques. De même, ils peuvent être travaillés indépendamment de la collection en termes de timing, ce qui permet de lisser l’activité déjà intense des équipes. Ils font l’objet de partenariats solides avec les fournisseurs. Dans le cas de la marque AMI, la production se fait principalement en Europe. Cette proximité permet de sécuriser les approvisionnements en période de crise et apporte également plus de flexibilité pour la reprise.
De plus, bien connaître ses basiques et accepter de les retravailler d’une saison sur l’autre, permet aussi de recycler des stocks dormants de tissus (ou des tissus issus de commandes stoppées au démarrage de la crise), afin de ménager la trésorerie et de ne pas avoir de nouvelles matières à acheter.
En période de crise, ce sont des « produits repères » pour les clients : ils rassurent et permettent de renforcer la relation avec la marque.
Se donner le temps de faire autrement
Enfin, en fusionnant la pré collection et la collection PE21, AMI fait le choix de réduire son offre vis-à-vis de ses acheteurs et de se donner plus de temps pour créer la nouvelle collection. Cette décision permet de rationaliser le développement de collection pour travailler plus en profondeur les produits. Cela permet aussi de prendre le pouls du marché post-confinement…
De même la créatrice Katia Sanchez, co-fondatrice Des Petits Hauts, revendique aujourd’hui avec sa marque Katia Sanchez, le développement d’un produit de qualité, s’inscrivant dans une démarche maîtrisée d’éco-conception. Les produits sont conçus pour durer au-delà des saisons. En effet, cette course à la nouveauté initiée par la fast fashion a poussé les entreprises à multiplier les collections capsules, les collaborations et mini-collections. La situation actuelle où tout est à l’arrêt (ou presque) nous invite à davantage nous concentrer sur l’essentiel. Et si le moment était venu de faire un pas de côté quitte à prendre certains risques ?
Post-confinement : redonnons du sens à ce que nous portons
Vous l’aurez compris, toutes les marques de mode, quel que soit leur niveau de gamme, ont besoin de basiques ou intemporels dans leur collection. Ces produits doivent ainsi retrouver une place de choix dans les collections. Parfois mal-aimés par les équipes créatives, ils requièrent un travail en profondeur pour atteindre l’équilibre entre mode et fonctionnalité et pour pouvoir s’associer avec tous les produits de la collection : ils donnent du sens à la collection ! Et à l’heure où nous vivons une crise pleine d’incertitudes, ce retour aux sources semble essentiel et surtout, attendu.
Un grand merci aux professionnels qui ont apporté leur expérience et leur point de vue, ainsi que leur temps précieux : Agathe Cuvelier (Les Cachotières), Alexandra Mulliez (Adresse), Anne Anquetin (Passementerie Verrier Paris), Arpénik Movsisyan (Arni Arpe), Christine Feuchot (Maison Standards), Déborah Janicek (Dualist), Fabrice Vigano-Géry (F.Pinet), Fanny Airault (Gang of Earlybirds), Guillaume Gaveriaux (Maison Urbahia), Hélène Deparis (Gayaskin), Hugues Alard (Hayari Paris), Ilanite Attia, Isabelle Capron (Icicle), Juliette Parcevaux (Dessine-moi un soulier), Katia Sanchez (Katia Sanchez), Lisa Gozlan (Jonak), Marie Bernet Auzou (Mansour Martin), Nayla Voillemot (Bbuble), Sondes Jarraya (Sondes Louati Jarraya), Sophie Delaroche (Atelier Emelia).